Un mode unique de reproduction dans le règne animal
La reproduction d’organismes multicellulaires a lieu à partir d’une cellule formée par la fusion de deux gamètes haploïdes. Elle se développe en une collection de cellules ayant toutes le même patrimoine génétique.
Une équipe de chercheurs de la Johannes Gutenberg Universität, Mainz, Allemagne, de l’Université de Lausanne, Lausanne, Suisse, de la Valaya Alongkorn Rajabhat University, Pathum Thani, Thaïlande, de la Göttingen Universität, Göttingen, Allemagne et de la Bayreuth Universität, Bayreuth, Allemagne, ont découvert une déviation importante de ce comportement.
Ils ont observé que dans l’espèce très invasive dite « fourmi jaune folle », Anoplolepis gracilipes, les mâles de l’espèce sont tous des « chimères », avec des cellules haploïdes dont le patrimoine génétique provient ou du père ou de la mère selon leur position dans l’animal.
Des reines génétiquement distinctes des ouvrières
Les chercheurs ont collecté des spécimens d’A. gracilipes et en ont effectué les analyses génétiques.
Celles-ci révèlent que les reines et les ouvrières appartiennent à deux très différents groupes génétiques. Or habituellement les différences entre reines et ouvrières chez les autres espèces de fourmis résultent de facteurs environnementaux ou de soins et nourriture particuliers plutôt que de facteurs génétiques.
Ces analyses suggèrent que les reines d’A. gracilipes héritent d’une copie du génome R de chacun de leurs parents tandis que les ouvrières reçoivent une copie du génome R de leur mère et une copie du génome O de leur père. D’ailleurs, toutes les reines collectées ont un génome R/R tandis que toutes les ouvrières collectées ont un génome R/O.
La figure 1 ci-dessous résume cet état de choses
La figure 1 ci-dessous résume cet état de choses
Les mâles sont des chimères de cellules haploïdes provenant des 2 lignées divergentes
Chez la plupart des fourmis et d’autres hyménoptères, les mâles sont normalement haploïdes et se développent à partir d’œufs non fertilisés (c’est ce qu’on appelle la parthénogenèse arrhénotoque dite encore arrhénotoquie) .
Dans le cas de Anoplolepis gracilipes, c’est un processus différent qui a lieu : un ovocyte (haploïde R) est pénétré par un spermatozoïde (haploïde O) mais il n’y a pas fusion des deux gamètes et de leurs noyaux (syngamie) et il va se développer un mâle haploïde qui est une chimère formée de cellules haploïdes R et O. Ce chimérisme est ici systématique à la différence de celui rencontré dans d’autres espèces où il est toujours extrêmement rare. Par exemple, dans l’espèce humaine, il se peut que les ovocytes fécondés de 2 jumeaux fusionnent et qu’il en résulte un seul individu dont des parties du corps ont un génome différent de celui des autres.
En analysant 12 tissus somatiques de mâles, les chercheurs ont pu observer de substantielles différences des pourcentages de cellules R et O dans les mâles et leurs tissus. Quarante –trois pour cent des mâles n’avaient que du sperme O, 26% n’avaient que du sperme R et 31% du sperme R et du sperme O. Au contraire, dans les tissus somatiques, la proportion est inverse, il y a moins de cellules O que de R .
La figure 3 ci-dessous montre bien le caractère chimérique de 5 mâles extraits d’un échantillon de 37.
Dans les cellules somatiques des mâles R/O chimériques, on trouve 73% de cellules R . En outre, 77% des tissus somatiques, qui peuvent en contenir des deux sortes, ont plus de cellules R que de O. Au contraire, c’est seulement 35% des cellules spermatiques qui sont R et 67% du sperme analysé a plus de cellules O que de R. Le sperme est donc nettement plus souvent O que les tissus somatiques.
Dans la cohorte analysée génétiquement, 43% des mâles ont uniquement du sperme O, 26% uniquement du sperme W et 26% ont à la fois du sperme R et O.
On s’attendrait donc à voir favoriser le sperme O dans les accouplements des reines. En fait, il n’en est rien et 96% des reines ont autant de sperme O que de R dans leur spermathèque, un organe de stockage dont elles utilisent le sperme pour féconder leurs oeufs.
Ce mode de reproduction était jusqu’ici inconnu de la science. Bien que le chimérisme ait déjà été observé dans de nombreuses espèces, il provient habituellement de rares accidents de développement ou de la fusion de deux individus pendant les divisions cellulaires de l’embryon. La seule exception connue est celle des singes marmousets dont les femelles donnent souvent naissance à des jumeaux qui échangent des cellules in utero. Ces échanges conduisent à un chimérisme important tant dans les tissus somatiques que dans les cellules germinales des adultes.
En revanche, rappelons-nous que le chimérisme chez A. gracilipes est associé lors d’une fertilisation à une anomalie particulière au premier stade du développement : Les noyaux parentaux ne subissent pas de syngamie et se divisent séparément dans le même œuf, donnant naissance à un haploïde qui se développe en un mâle.
Quand au contraire la syngamie a lieu, elle produit un organisme diploïde qui se développe en une reine ou une ouvrière selon que l’œuf est fertilisé par un sperme R ou un sperme O.
Ce système compliqué de reproduction contribue-t-il au caractère très invasif de A. gracilipes qui, par exemple, a presque anéanti une espèce de crabes rouges sur l’île australienne de Christmas ?
On peut penser que celui-ci est dû au fait que le chimérisme confère 2 avantages au génome O qui persiste dans la population malgré son association avec la stérilité femelle (production d’ouvrières au lieu de reines) :
1) La non fusion des deux gamètes parents remplace la production d’une ouvrière stérile par un mâle haploïde fécond, favorisant la propagation du génome O.
2) Le génome O se comporte comme un gène égoïste dans les mâles R/O comme le montre sa représentation disproportionnée dans la lignée germinale.
Ce mode de reproduction semble associé à la différence de proportion des gènes O et R dans les cellules germinales et les somatiques.
Pour en savoir plus :
Obligate chimerism in male yellow crazy ants,
H. Darras, C. Berney, S. Hasin, J. Drescher, H. Feldhaar, L. Keller.
Science 380, 55–58 (2023).